Le Gland
Un beau matin de juin, alors que des bourdons frétillaient avec des abeilles, et que les rayons d’un soleil naissant pénétraient les fleurs s’offrant à lui, Édouard se réveilla avec une sensation étrange entre les jambes. Sans faire de bruit ni de mouvement brusque pour ne pas réveiller son épouse, qui dormait à ses côtés, une nuisette légère sur un corps plein de sensualité, il se tâta l’entrejambe avec une crainte bien fondée. Quelque chose lui manquait. Bien décidé à mettre les choses au clair, il se leva prétextant une envie pressante d’uriner, suivis de grondements mécontents de sa femme.
Une fois dans la salle de bains, Édouard abaissa son caleçon, angoissé, comme un gamin ayant perdu ses billes, et déballa son matériel… enfin ce qu’il en restait. Devant une telle bizarrerie, Édouard dut en mettre la main devant sa bouche pour retenir un cri, alors que devant lui, regard médusé et terrorisé, se dressait une verge dépourvue de sa proue. Le gland, cette petite boule de chair rose et fripée, avait disparu. Édouard n’avait plus entre les jambes qu’une trompe, mollassonne et peu épaisse, raccourcie de plusieurs centimètres.
Diable, se dit-il. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On ne perd pas son gland, comme ça, une nuit. Si encore on avait… Mais même pas. Elle a encore râlé d’ailleurs… Mais bon… La fatigue… Pas ma faute quand même si Madame a des désirs incendiaires toutes les nuits… Il faut bien qu’un homme se repose pour… Enfin… Tout cela n’explique pas cette disparition étrange. Est-ce qu’il ne serait pas simplement tombé sous le lit ? Après tout…
Soudain la porte de la salle de bains s’ouvrit, laissant apparaître la femme d’Édouard, des cheveux blonds en vrac lui donnant un air de sauvageonne qui aurait une furieuse envie de baiser.
« Qu’est-ce que tu fous, bon sang ? Ça fait dix minutes que j’attends ! lui cracha son épouse. »
Édouard en fit un bon en arrière, comme un gosse en train de s’astiquer la nouille et surpris par ses parents, et dans des gestes maladroits et grotesques, essaya tant bien que mal de cacher le sexe de la vue de son épouse. Celle-ci, pas dupe, flaira tout de suite son manège, et s’avança vers lui, en susurrant :
« Qu’est-ce que t’essayes de me cacher là ? Pas des morpions j’espère ? Où t’as été te fourrer toi encore ? Ou des boutons ? Espèce de salaud, avec qui t’as bien pu… »
Et avant même de finir sa phrase, elle lui arracha les mains, et la verge de son mari, comme une banane molle et disgracieuse, sectionnée à son extrémité, s’affala devant son regard estomaqué.
« Ah !, cria-t-elle. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Qu’est-ce que tu lui as fait bon dieu ?
— Attends, attends, essaya de la rassurer son mari en s’extrayant des mains exploratrices de son épouse. C’est rien de grave…
— Rien de grave ? Triple buse !, continua de crier la femme en essayant de tirer sur cette trompe famélique, comme pour l’agrandir. T’as perdu la moitié là au moins ! Déjà que c’était pas fameux !
— Non, ce n’est pas si grave. Juste le gland. Rien d’autre. J’ai juste perdu mon gland.
— Pas si grave qu’il dit ! Comme si ça s’égarer comme ça, un gland ? Eh bien cherche-le, gros nigaud !
— C’est rien. C’est rien, il est peut-être juste tombé sous le lit ! répliqua le pauvre homme, après s’être sauvé dans la chambre, déjà à quatre pattes, en train de fouiller le sol. »
Mais il n’y trouva rien, sinon des vieux mouchoirs usagés remplis de sperme séché ; aucune trace d’une petite boule de chair rose et fripée.
« Eh bien ! s’exclama son épouse. T’es bien malin maintenant ! Pas étonnant aussi… À force de pas s’en servir ! Il s’est fait la malle ! Allez retrouve-moi ça, sinon c’est la porte ! Résidu de prépuce ! »
Sous les menaces et la colère de son épouse, Édouard s’enfuit, la queue entre les jambes, inquiet et surtout plein de questionnements intérieurs.
Diable, c’est tout de même étrange cette histoire. Perdre son gland un samedi matin. Et puis quoi ? C’est à n’y rien comprendre. Certains perdent leurs clés ou leur portefeuille, ça arrive. Certains perdent leur femme ou leur boulot, dieu les garde. D’autres arrivent même à perdre leur nez, parait-il, mais quand même. A-t-on jamais vu un homme perdre son gland ? Et puis quoi ? Comme si je ne l’utilisais pas assez. Tout est une question de point de vue. Pas assez pour elle oui, cette sangsue. Mais c’est peut-être que je l’utilise trop oui ! La voilà peut-être la raison. À force d’être usé jusqu’à la moelle il se serait fait la malle. Pour se donner du repos. Mais… Diable… Depuis quand les glands auraient-ils une raison ?
Et alors qu’il marchait dans le quartier, avec ces interrogations en tête, se grattant l’entrejambe comme un amputé cherchant un membre manquant, il entendit les cris d’une femme venir depuis la fenêtre ouverte d’une maison voisine.
« Oh oui ! Oh oui ! Oh mon Dieu ! Oh oui ! Oh ce qu’est ce bon ! Encore ! Encore ! Oh mon Dieu ! »
Diable, qu’est-ce que c’est que ça ? En pleine rue ? Jamais entendu des gémissements pareils. J’en aurai presque une érection tiens. Si je pouvais encore.
En cherchant bien, il se rendit compte que les gémissements venaient de la maison d’en face, où un couple de voisins, dont la femme, au cul roulé à merveille, attirait les convoitises de tous les hommes du quartier. Face à une telle passion, Édouard resta comme cloué sur place, se mordant les doigts à l’idée de la chance qu’avait son voisin, les oreilles grandes ouvertes et pénétrées par ces hurlements qui avaient tout d’une symphonie sexuelle ou d’une ode à la baise.
Puis quelques minutes plus tard, une scène loufoque se produisit. Une voiture entra dans l’allée de la parcelle, et le mari en sortit, en short et chasuble pleins de transpiration, revenant peut-être de la salle de sport ou d’un jogging, entendit les gémissements bruyants d’une femme qu’il connaissait trop bien et galopa comme un forcené jusqu’à chez lui. À peine eut-il ouvert la porte d’entrée, que les cris cessèrent et que, vif comme une giclée sortie d’une paire de burnes chaudes et pleines, un homme au physique étrange et rhabillé à la va-vite sauta de la fenêtre pour atterrir dans le jardin. Une fois dehors, il prit le temps de rajuster ses vêtements, comme un gentleman, et quand le mari se montra à la fenêtre pour lui crier les pires horreurs, notre homme fit une révérence et prit ses jambes à son coup non sans avoir barytonné : « Addio, o sole mio! »
Édouard scruta la scène, et surtout cet homme à l’allure étrange qui se rapprochait de lui dans sa fuite. Il portait un costume beige, sur mesure, digne des films italiens des meilleures années, et un borsalino de la meilleure étoffe qui recouvrait un visage, pour le coup disgracieux, comme une boule de gras ou de chair fripée. Quand il croisa Édouard dans sa course, sans manquer de lui faire un petit salut amical, ce fut un choc. Ce dernier n’avait aucun doute : cette forme, ces plis, même ces petites taches brunâtres par endroits ; cette tête de gland, en réalité, était le sien ! Aussi incroyable que cela puisse l’être, son propre gland venait de le croiser à toute allure, forme humanoïde parfaite, sinon la tête, visage vide et fripé, qui semblait sortie tout droit des fantasmagories délirantes d’un auteur de films loufoques.
Impossible, se dit Édouard. Je dois avoir la berlue. Et pourtant ! Aucun doute non. Aucun doute ! Cette forme, ces plis, tout y est. Même le petit grain de beauté du dessous. Quel est ce coup du sort encore ? Il faut absolument que je mette la main dessus ! Cette chose est ma propriété après tout ! Et la plus intime sans doute ! Qu’est-ce qu’un homme a de plus précieux d’ailleurs ?
Édouard décida alors de prendre l’individu en chasse, convaincu que cet homme, enfin si on peut appeler cela un homme, détenait le bout du mystère. Mais impossible pour lui de remettre la main dessus, aucune trace de costume de beige ou d’ombre d’un borsalino à l’horizon, rien, sinon une question, qu’Édouard ne cessait de se poser depuis cette étrange rencontre. Une question qui apparaissait à ce moment comme un mystère peut-être encore plus grand que de voir l’extrémité de sa verge courir dans les rues.
Comment ? Diable, comment cette chose a-t-elle réussi à se faufiler dans le lit de la voisine ? Tous ceux qui ont essayé s’y sont cassé les dents. Parlez d’une diablesse aussi. Une blonde comme on en fait plus. Dans mes rêves presque toutes les nuits, et j’ose à peine lui dire bonjour quand je la croise. Et lui ? Enfin, si on peut dire « lui », il l’a fait hurler de plaisir même pas une matinée après être… apparu au monde. Pourtant avec une tête pareille, une tête de gland, que Dieu me pardonne l’expression, il devrait faire profil bas, dire pardon Monsieur et revenir vers son propriétaire et plus vite que ça oui ! Alors diable ! Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ? Qu’est ce qu’il a de si particulier ? Car on ne peut pas s’y tromper, la gourgandine n’a peut-être même jamais pris autant de plaisir. C’est en tout cas une première de l’entendre ainsi. Le mari n’est de toute façon presque jamais là. C’est d’ailleurs bien ce qui l’a perdu, tiens.
Après peut-être une heure ou deux à tourner en rond dans le quartier, tentant vainement de débusquer son gland fugitif, et tout en se grattant le menton en s’interrogeant sur cette improbable scène, Édouard décida de rentrer chez lui et d’expliquer la situation à son épouse, certain que cela la rassurera pour quelque temps. Mais à peine arriva-t-il au bord du jardin que d’étranges bruits lui parvinrent. Des bruits qui lui rappelaient ceux de la matinée. Des cris bien coutumiers. Mais surtout une voix qu’il connaissait par cœur. Depuis la fenêtre d’une chambre de sa propre maison, il percevait distinctement sa chère et tendre hurler de bonheur et de plaisir.
« Oh oui ! Oh mon Dieu ! Encore ! Mets-la-moi bien comme il faut ! Oh oui mon cochon ! Encore ! Encore ! »
Son sang ne fit qu’un tour, et Édouard rouge comme un rognon de taureau se rua vers la porte de la maison pour mettre les choses au point, et attraper ce saligaud qui culbutait sa femme sous son propre toit. Mais, au moment d’ouvrir la porte, il se retint et réfléchit.
Diable, c’est sans doute lui ! Oh oui ! Aucun doute. Aucun animal du quartier n’oserait venir forniquer la femme d’un autre sous son propre toit. Que des pleutres d’ailleurs ! Bien que je ne vaille pas mieux, certes. Mais aucun doute ! Ça ne peut être que lui ! Ah ! il va voir ce qu’il va voir ! Je m’en vais te l’attraper et lui donner une bonne leçon. Le remettre à sa place oui !
Édouard entra chez lui avec le plus de discrétion possible, et monta l’escalier sur la pointe des pieds, le visage toujours rouge de colère, et les mains tremblantes. Puis, arrivé devant la chambre à coucher, qui ne porta jamais aussi bien son nom, il ouvrit la porte d’une traite, comme une furie et s’apprêta à crier, quand la scène qui se déroula devant ces yeux le stupéfia.
Son épouse, cette femme qu’il aimait tant, à qui il avait tant donné, et qui partageait sa vie et son intimité depuis toutes ces années, se tenait allongée sur le lit, appuyée sur ses genoux, les fesses relevées, la silhouette courbée comme jamais, offerte à l’individu qui se tenait derrière elle dans une sorte de don de soi absolu. Sur ce même lit, et derrière cette même femme, se tenait cette chose, forme humanoïde quasiment parfaite, à la musculature saillante, mais au visage difforme, presque monstrueux, en train d’aller et venir dans le fondement de sa femme. Et c’est avec une verge prodigieuse et longue comme un bras, luisante comme une statue de granit, qu’il donnait des coups de boutoir dans le sexe de cette femme qui hurlait de bonheur. Ses mains agrippées aux hanches de l’épouse infidèle, lui assénant un mouvement de va-et-vient régulier, rentrant l’intégralité de son membre à l’intérieur d’une vulve qui n’en demandait pas tant, en cadence avec ses coups de reins. À chaque nouvelle pénétration, l’épouse d’Édouard s’accrochait aux draps, son corps convulsant de plaisir.
Édouard resta scotché, à la fois devant l’infidélité manifeste de son épouse, que devant la quantité de plaisir qu’elle ressentait et qu’il n’avait jamais réussi à lui-même lui procurer, ainsi que devant la perfection sculpturale du corps de cet étranger, pourtant parfaitement connu, qui était en train de combler son épouse.
Notre homme resta quelques instants sans voix, interdit, incapable de décrocher son regard de cette scène aussi épouvantable à ses yeux que sensuelle et bestiale, et tout aussi incapable d’exprimer le moindre mot. Le corps de sa femme ne lui avait jamais semblé si désirable, si parcouru de sensualité : ses cuisses longues et galbées, contractées à l’extrême, sa croupe comme courbée par le désir, sa taille fine et ses seins fermes gigotant au rythme des allées venues de son partenaire ; tout dans son attitude donnait à voir le spectacle d’une femme au bord d’un orgasme incroyable et sans doute rare. Et devant tant de fougue et de plaisir, Édouard se rendit compte qu’il était lui-même en train de raidir dans son pantalon, alors même que c’était là sa propre femme qui se faisait prendre devant son nez ! Cette turgescence naissante l’arracha à ses pensées, et le caractère monstrueux et cocasse de la scène le força enfin à réagir :
« Eh bien… Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il se passe ici ? osa-t-il à peine prononcer à demi-mots. »
Les deux amants d’un jour se retournèrent vers Édouard, tout d’abord surpris et inquiets puis, voyant que ce n’était que lui, soulagés. Le Gland se permit même un dernier coup de reins, devant Édouard abasourdi, qui ne manqua pas d’arracher un nouveau gémissement de jouissance à l’épouse.
Cette dernière, toujours nue, et la vulve pleine, jeta enfin un coup d’œil à son époux, et lui dit :
« Je t’expliquerai, t’inquiète pas. Mais quand même… T’aurais pu frapper avant d’entrer… Ou attendre cinq minutes.
— Mais… ?! Comment ça ? Et toi ! dit-il en montrant le Gland du doigt ! Tu m’appartiens ! Je sais qui tu es ! Tu es ma propriété ! »
Le Gland, conscient du traquenard qui l’attendait, ne demandant pas son reste, attrapa ses habits d’une main, baisa avec affection une fesse de son amante et lui souffla :
« Addio, o sole mio ! ».
Puis avant de bondir par la fenêtre, se retourna vers Édouard, et lui déclama, d’une bouche qui sembla perdue au milieu de la chair rosâtre :
« Je suis un homme libre, mon ami. Poète, et esthète de la vie ! Ciao a tutti ! », puis s’enfuit par la fenêtre d’un bond gracieux et svelte.
Édouard essaya bien de l’attraper au vol, mais ce dernier était déjà bien loin quand il arriva à la fenêtre, courant sans doute à la recherche d’une nouvelle conquête.
De son côté, l’épouse remonta le drap sur elle, comme pour cacher sa nudité, sortit une cigarette, l’alluma avec désinvolture, et cracha la première bouffée de fumée vers Édouard avec un regard noir, sans dire un mot.
Ce dernier réfléchit quelques instants, à la meilleure manière d’aborder le sujet, sans doute pour ne pas froisser Madame et attiser sa colère, et, désabusé, sans doute même, chamboulé de l’intérieur, lui demanda simplement :
« Mais comment tu as pu ? Comment tu as pu me faire ça ?
— Faire quoi ? lui répondit sèchement son épouse.
— Tu m’as trompé ! Après toutes ces années ! Je n’arrive pas à y croire !
— Techniquement, ce n’est pas vrai. Tu sais très bien comme moi ce qu’est cette chose ! Je n’y ai pas cru au début, mais je l’ai reconnu très vite. C’est un peu comme si j’avais couché avec toi ! C’est tout ! Enfin une version meilleure de toi… De loin… Mais ce n’est pas le sujet. Techniquement, c’est ton gland ! Donc je ne t’ai pas trompé ! Et permets-moi, mais pour une fois que je prends du plaisir, tu arrives quand même à gâcher le moment !
— Mais, enfin ? Je ne comprends pas… Qu’est ce qu’il a de bien plus que moi ? En effet, ce n’est jamais que mon gland après tout ! Alors quoi ?
— Il n’a rien à voir avec toi mon cher ! Ni avec aucun autre homme du coin ! Ah, c’est un homme libre lui ! Il sait prendre son temps ! Pas le genre à se contenter de cinq minutes de préliminaires, puis de cracher la sauce dix secondes plus tard. Il sait utiliser sa langue, car oui il a une langue, et pas qu’un peu. Il est patient. Son temps, c’est sa liberté ! Pas un de ces hommes fatigués après une journée de travail. Ou soucieux uniquement de sa petite personne. Des hommes qui se regardent dans le miroir de la salle de sports après avoir poussé de la fonte, mais pour rester plus de dix minutes avec une femme au lit, il n’y a plus personne ! Mais surtout, ce n’est pas un homme angoissé pour tout et n’importe quoi ! Pas du genre à se plaindre de son patron alors qu’il a sa langue entre mes cuisses ! Un homme libre je te dis ! Et d’une élégance rare. Un homme raffiné. Il m’a dit de ces trucs ! Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Un poète comme il dit. Une langue agile en somme. Dans tous les sens du terme. C’est ton gland en effet. Mais tu ne lui arrives pas à la cheville. Tu peux en prendre de la graine ! »
Édouard ne sut quoi répondre à toutes ses allégations, et quitta la pièce, défait, mais aussi soucieux, et anxieux même : il lui fallait absolument mettre la main sur son gland, le remettre à sa place pour ainsi dire, mais surtout essayer de comprendre, comprendre comment un tel être pouvait avoir tant de succès avec toutes les femmes qu’il croisait.
Des jours passèrent, et furent le spectacle d’une scène récurrente et rocambolesque : à chaque fois qu’un époux rentrait chez lui et que sa femme était à la maison, s’ensuivait la même scène ; des gémissements incroyables et déchirants sortaient d’une fenêtre, le mari, rouge de colère, courrait à l’intérieur, et quelques instants plus tard, un homme étrange à la tête phallique sortait d’une fenêtre, avec son costume impeccable, et son borsalino qu’il tenait d’une main pour ne pas qu’il s’envole.
Les femmes du quartier, séduites tour à tour par cet « homme libre », par cet « esthète de la vie », n’avaient jamais autant joui, alors que les hommes n’avaient jamais autant été cocus.
À la fin de la semaine, un des époux bafoués décida de rassembler tous les maris abusés par ce voyou qu’ils étaient bien décidés à attraper, et une réunion de cornards fut organisée.
« C’est inadmissible, hurla l’un deux. Ce type nous vole nos femmes ! C’est même pire que ça ! Il vole notre intimité ! Il nous vole nos meilleurs moments !
— La mienne ne veut même plus que je la touche, hurla un autre. Elle passe son temps à dire que je ne vaux rien. Que je ne suis pas un homme libre. Qu’est-ce qu’elle veut bien dire par là ?
— La mienne me parle de poésie ! cria un autre en montrant le poing. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre de la poésie ? Au moindre reproche que je lui fais, v’là qu’elle me sort du Rimbaud ou je sais pas quoi. Elle avait jamais lu un livre de sa vie et maintenant elle me parle en alexandrins !
— La mienne, j’en parle même pas, gronda un dernier. Elle me parle aussi de liberté ou je sais pas quoi. Que la vie c’est pas que le travail. Que je ne suis pas assez léger. Que je suis pesant. Mais bon sang, c’est qui qui paye le loyer hein ? C’est pas le souffle du vent. C’est bibi quand il va au boulot. Et maintenant à chaque fois qu’il rentre, bibi, il retrouve sa femme à quatre pattes comblée comme jamais et l’autre zigoto qui file par la fenêtre. Ça peut plus durer !
— Ahu ! Ahu ! crièrent-ils tous en chœur ! Qu’on l’attrape ! »
Édouard, pourtant concerné par les mêmes faits, resta bien silencieux, comme fautif, conscient que le problème, même implicitement, venait de lui-même.
Un des hommes annonça qu’il pensait savoir où le malotru se trouvait, d’une confidence de son épouse, qui devait rejoindre « quelqu’un » à « tel endroit », et tous le suivirent, les manches retroussées, prêts à en découdre.
Ils arrivèrent près d’une clairière, et plus ils s’avançaient dans les herbes hautes, plus ils entendaient des cris et des voix bien connues, qui poussaient des gémissements qu’ils avaient bien trop entendus ces derniers temps.
« On y est, chuchota celui qui les guidait. Ne faites pas de bruit, on va le prendre par surprise. »
Ils avancèrent encore de quelques mètres, et la scène qui s’offrit à leurs yeux les cloua sur place.
Au milieu de la prairie, des herbes hautes et des pâquerettes, les huit épouses formaient un cercle, à quatre pattes sur le sol, cul en l’air dans la même direction, comme des tournesols en quête d’un soleil sexuel, formant une collerette de chair et de sexe. Au milieu, pistil radieux et saillant, le Gland les pénétrait chacune leur tour tout en récitant des vers d’une sensualité rare. Une orgie telle qu’aucun d’eux n’en avait jamais vu. Les épouses de chacun d’eux, croupe en l’air, vulves humides offertes comme un don prestigieux à leur amant, cons impudiques humides de plaisir, laissaient échapper des râles orgasmiques à chaque nouvelle pénétration. Le Gland attrapait successivement chacune d’elle, mains bien ancrées sur les hanches pour être sur de les satisfaire à l’extrême, et, de sa verge toujours aussi imposante et raide comme une sculpture de marbre, s’insérait à l’intérieur de toutes ses paires de lèvres gourmandes et frétillantes de plaisir.
Les époux, toujours scotchés devant un tel spectacle, jaloux et furieux, se regardèrent tous, les poings serrés, se mordant les lèvres, et, comme un seul homme, foncèrent sur ce voyou auquel ils allaient enfin pouvoir régler son compte.
Entendant cette foule en colère et ces grondements de haine, toutes les épouses et leur amant se retournèrent vers ce troupeau leur fonçant dessus. Face à une telle furie, le Gland, craignant pour sa vie, et pour cause, tenta de s’enfuir. Mais le temps de retirer son instrument de plaisir de la dame dans laquelle il se trouvait, tous lui bondirent dessus et l’attrapèrent par les épaules, lui flanquant une raclée digne de ce nom. Quand l’un d’eux aperçut le visage de ce voyou, cette figure épaisse, figure absente de toute expression, chair fripée comme le bout d’une verge, il hurla aux autres :
« Regardez ça ! C’est pas un homme cette chose ! C’est un monstre ! »
Et avait-il réellement tort ? Face à cette anomalie de la nature, et comprenant que c’est cette étrangeté qui baisait leur épouse depuis tout ce temps, la troupe d’hommes redoubla de violence. Ils lui assénèrent de violents coups de poings et de pieds, au visage, dans les côtes, entre les jambes, laissant aller tout leur frustration, leur haine, leur colère et leur ressentiment, incapables qu’ils étaient de se contrôler et repensant à tous les reproches que leur femme avait pu leur faire depuis que cette chose était apparue. « Et tiens prends ça le poète », « tiens l’homme libre, ça dans les dents », « o sole mio et mon poing dans la gueule tu le veux encore ». C’était un véritable massacre. Quand ils comprirent qu’ils étaient en train de le démolir pour de bon, ils redoublèrent encore plus de violence, comme pour ne laisser aucune trace. On lui sauta dessus à pieds joints, on le frappa avec des bouts de bois qui traînaient là, un des époux lui jeta même une énorme pierre au visage. Un bain de sang s’écoulait maintenant sur l’herbe verte de la prairie alors que les épouses s’étaient rhabillées et regardaient la scène avec horreur. Quand ils furent certains d’en avoir fini pour de bon, ils laissèrent là cette chose monstrueuse, des lambeaux de chair éparpillés partout sur le sol, prirent leur épouse respective par le bras et rentrèrent chez eux.
Édouard, qui était resté en retrait, pour une raison bien compréhensible, s’approcha de la scène du meurtre, et regarda ce corps déchiré et démoli qui gisait sur le sol, sans vie, baignant dans une mare de sang. Affligé, et même triste, ce qui le surprit dans un premier temps, il s’apprêta à partir quand, quelques mètres plus loin, il aperçut le borsalino de celui qui avait causé tant de tracas à certains, et de plaisir à d’autres. Il le prit et le déposa sur la dépouille de cet être étrange, sans doute trop étrange même pour ce monde, cet « être libre » comme il se le figurait maintenant. En déposant le chapeau, il aperçut au milieu de toute cette chair tuméfiée, une petite boule rosâtre qui semblait intacte. C’était un gland. Sans trop savoir pourquoi, il le ramassa et le glissa dans sa poche, pensant là que c’était peut-être le fin mot de toute cette histoire ; pour lui, et pour son ancien compagnon de chair.
Quelques jours plus tard et après un passage heureux chez le médecin, Édouard était comme neuf, instrument reluisant et sans aucune pièce manquante. Et, alors que son épouse l’attendait dans le lit, pour voir s’il savait toujours se servir de son engin, il repensa à toute cette histoire, se demandant s’il ne ferait pas mieux, tiens, de se mettre à la poésie et de quitter son boulot.
Après tout, se dit-il, il paraît que les meilleurs amants sont des hommes libres.
Édouard poussa la porte d’un pied confiant et guerrier, et entonna un radieux : « Me voilà, o sole mio ! », son sexe dressé et plus viril que jamais.
Son épouse, impatiente, allongée dans le lit, s’en mordait les lèvres.