Fantômes du passé
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Fantômes du passé

Fantômes du passé


Il y a bien des années, je revenais régulièrement sur les lieux qui avaient vu passer ma jeunesse. Je m’amusais à faire revivre les souvenirs de ces moments d’insouciance, de ces jeux d’enfants et d’évasion dans les coins perdus.

J’arpentais alors ces longs chemins de terre et de route au goudron abîmé, au bord de ces champs de blé maintenant presque tous oubliés, ce paysage d’une ruralité immortelle, comme figée dans le temps. Puis je passais souvent devant ce corps de ferme dans lequel je jouais, il y a bien des années, avec les enfants du coin, endroit qui contenait tout un tas de souvenirs, de joies et de rires.

Un jour que je me promenais, pendant des vacances bien méritées, loin des longues heures passées au bureau, le vieil homme qui habitait dans la ferme depuis toujours, qui y était déjà avant que je ne vienne au monde, comme faisant partie du paysage, de la légende du lieu, me salua à mon passage, et me demanda si j’étais du coin. Je lui expliquai que je venais simplement me ressourcer pendant les vacances, que je revenais sur les lieux de mon enfance, pour faire revivre de vieux souvenirs. Il sourit, de son visage tanné, taillé par les rides, et me dit :

« Eh bien, une bonne chose, oui, que de revenir voir les ancêtres. Mes petits enfants devraient revenir plus souvent tiens. Pas vu certains depuis des années maintenant. Mais si vous voulez faire un tour dans la ferme, allez-y ! »

Surpris par l’invitation, à laquelle je ne m’attendais pas, mais qui tombait fort bien, je répondis par l’affirmative, à la fois pour faire plaisir à ce vieil homme et pour avoir le plaisir de faire revivre les effluves du passé.

Il sourit à ma réponse et m’ouvrit ce portail en fer, le même que dans mon enfance, maintenant absolument rouillé de partout, et m’accompagna pour une visite guidée. Nous longions les bâtiments, faits de murs de briques rouges à moitié terminés par endroits, héritage du temps passé. Il me décrivait chaque coin de la ferme : ici un ancien poulailler, là-bas la grange pour les ballots de paille, ici une porcherie à l’abandon. À chaque énumération, des souvenirs enfouis me rappelaient le temps passé dans ces lieux. Des images de collecte des œufs me revenaient, des parties de cache-cache derrière les ballots, des souvenirs plus terribles aussi, comme la castration des verrats et leur cri atroce, cette douleur qu’on pouvait presque toucher et qui hante encore les limbes de l’esprit des années plus tard. Je suivais le vieil homme avec un sourire conquis et satisfait sur le visage, comblé bien plus que je ne l’aurais imaginé, comme un enfant trouvant un vieux trésor enterré.

En passant devant un terrain qui menait à une autre grange, où était jadis garé un vieux tracteur rougeâtre et rouillé, qui faisait un bruit épouvantable et peinait à rouler, je lui demandai si le véhicule était toujours là, s’il roulait toujours. Le vieil homme me répondit :

« Oh là, non, de diou. Le vieux tacot n’a pas roulé depuis un bon moment ! Regardez-moi ce terrain ! Impossible de circuler là-dedans. Une jungle pour ainsi dire. Un de mes petits fistons avait dit qu’il allait l’entretenir… Mais bon… La vie reprend toujours le dessus. »

Sans vraiment savoir pourquoi, peut-être à cause du léger voile de tristesse ou de nostalgie qui traversa le regard de ce vieil homme, je lui proposai de m’en occuper.

« Je n’ai rien de particulier à faire ces prochaines semaines, je peux venir quelques jours par-ci par-là, et défricher tout ça. Ça me changera du bureau !

— Eh bien, pourquoi pas ? me répondit-il avec un sourire qui fit relever sa moustache. Si je peux, je vous donnerai un coup de main tiens ! »

Le lendemain, je revins avec quelques outils qui furent complétés par une vieille binette que le vieil homme m’offrit, et je me rendis avec lui sur le bout de terrain en friche pour constater l’ampleur des travaux. Durant quelques instants, nous contemplâmes la campagne environnante, ce vaste horizon de champs dorés sous un ciel d’un bleu profond. Le chant des oiseaux et le doux bruit du vent s’accordaient avec l’atmosphère paisible du lieu.

Je reconnaissais partiellement le terrain de jeu de mon enfance, les murs en brique rouge à moitié écroulés par endroits, les ronces qui avaient grandi et envahi le territoire, des herbes hautes et touffues qui avaient poussé ça et là, donnant un caractère sauvage et abandonné au lieu. Je contemplais l’endroit avec nostalgie, empli des souvenirs d’une vie si lointaine, si pleine d’insouciance, de promesses, et me surpris à penser que je n’avais finalement pas fait grand-chose de tout cela, de toutes ces promesses, que je n’avais fait que suivre le cours de la vie comme tout un chacun. Je trouvais alors là une occasion de faire quelque chose d’autre, de rattraper un acte manqué peut-être, d’être acteur de la vie en aidant ce vieil homme, pour qui, finalement, cette rénovation n’avait pas tant d’intérêt, mais qui y voyait peut-être lui aussi quelque chose de différent, quelque chose d’autre que le cours habituel de la vie.

Je passai la journée sous un beau soleil et un ciel absolument bleu à retirer des mauvaises herbes, à déraciner des pieds de ronces, à ratisser et bêcher un sol laissé à l’abandon depuis très longtemps. Vers la fin de l’après-midi, je constatais que le terrain était toujours en triste état et qu’il me faudrait plusieurs jours pour en venir à bout. Le vieil homme vint me trouver avec quelques saucisses et une bouteille de vin rouge, me servit un verre et dit :

« Eh bien. C’est déjà du bon travail là ! Pas eu trop chaud avec le soleil ?

— Merci, mais il y a encore du boulot ! Le temps était parfait au contraire. Je pense que je reviendrai demain et ensuite la semaine prochaine.

— Très bien ! Je risque pas de bouger d’ici de toute manière, hé, hé, me dit-il en avalant son verre d’une traite. C’est gentil de rendre service à un vieil homme. Je pourrai peut-être même ressortir le tracteur, tiens ! »

Nous poursuivîmes la conversation, parlant de tout et de rien, tandis que le soleil se couchait lentement dans les champs de blé avoisinants et que la fraîcheur du soir nous invita à nous séparer.

Je revins quelques jours plus tard et passai à nouveau la journée à débroussailler le terrain, à ranger les pavés et autres briques tombées des murs, comme poussées à terre par la main inéluctable du temps, et partageai de bons moments avec ce vieil homme qui me semblait de plus en plus seul au fil de nos échanges. Nous contemplâmes ensemble ce morceau de terrain qui commençait sérieusement à s’éclaircir et nous réjouîmes que mes efforts commençaient à porter leurs fruits.

« C’est vraiment du bon boulot, mon p’tit père, me dit le vieil homme. Encore quelques jours de travail et on pourra sortir le tracteur. Si vous avez encore l’âme à vous y mettre !

— Oui, bien sûr, lui répondis-je. C’est vraiment un plaisir en réalité. Je n’avais pas réalisé quelque chose de mes mains depuis bien trop longtemps.

— C’est une chance que vous soyez passé par là ! Si je devais attendre sur les petits fistons, hé, j’aurais tôt fait de finir dans le même état que ce terrain.

— Vous ne vous ennuyez pas trop tout seul ? osai-je demander.

— Oh, vous savez. À mon âge. J’ai tellement vécu. Les journées passent vite maintenant. Elles se ressemblent toutes. Ma petite femme est partie le mois dernier… J’ai eu la vie que je voulais. J’attends juste mon tour tranquillement. Mais si je pouvais sortir le tracteur une dernière fois… »

Il ne termina pas sa phrase, mais je vis que ce terrain, ce travail que je faisais là, pour lui, lui tenait réellement à cœur, et je le quittai ce jour-là avec la certitude de faire quelque chose de bien. De faire quelque chose d’utile.

Je ne pus revenir que deux semaines plus tard, et à mon arrivée, je fus surpris de voir du monde sur le parvis de la ferme. Plusieurs hommes, d’à peu près mon âge, échangeaient sur des choses et d’autres, le regard froid, comme attristés. Je franchis le portail et les saluai. « Bonjour. Je viens rendre visite, depuis quelques semaines, au vieil homme qui habite ici. Et je…, leur annonçai-je sans réussir à trouver quoi dire exactement.

— Notre grand-père est décédé il y a tout juste deux semaines, me répondit l’un d’eux.

— Oh. Je suis navré. Mes condoléances. Il semblait encore en forme pourtant.

— Il avait fait son temps, me dit un autre.

— On avait prévu de sortir le tracteur, leur dis-je un peu perdu dans mes pensées.

— De quel tracteur parlez-vous ? me demanda l’un d’eux. L’épave au fond du terrain ? Mais il a été vendu il y a bien longtemps. Cela fait des années qu’il n’y a plus de tracteur ici. Papy n’arrêtait pas d’en parler, comme s’il n’avait jamais voulu l’ôter de ses souvenirs.

— Ah, je ne savais pas, repris-je. Et pour le terrain ? Je suppose que cela ne sert plus à rien que… ?

— Si vous êtes intéressé pour le terrain, tenez, prenez ma carte et faites-nous une proposition, conclut un dernier, l’air agacé. »

Je pris la carte qu’on me tendit et les quittai, comprenant que je dérangeais, que je n’étais là qu’un inconnu un peu étrange qui cherchait peut-être juste à mettre la main sur une part de l’héritage. Je les laissai à leur discussion, pensant qu’il s’agissait peut-être là des jeunes gens avec qui je jouais ici même il y a plusieurs décennies, et me dis que le temps de l’insouciance, était bien derrière nous, et que je m’accrochais peut-être un peu trop aux fantômes du passé.

Je quittai la ferme et ce vieil homme maintenant bien loin, comme ses souvenirs et ses désirs. Le bout de terrain resta tel qu’il était, comme une œuvre qui restera à jamais inachevée, qui restera à jamais en friche.

Je quittai la campagne avec cette carte de visite en poche et cette étrange proposition. J’effleurai un court instant l’idée de racheter ce coin et de terminer le travail, mais je me ravisai aussitôt, laissant, pour de bon, derrière moi ce qui n’était finalement qu’un prétexte pour m’accrocher à des chimères, qu’un prétexte de plus pour ne pas défricher ma propre vie.

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